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Les limites à l'émergence économique
Libre Tribune : Les limites à l’émergence économique du Maroc
le 20 juillet 2017
Mohamed Kabbaj est un ancien commis de l’Etat, aujourd’hui à la retraite. Il a longtemps occupé de hautes fonctions au Ministère de l’Économie et des Finances. Il nous livre ici son analyse du récent rapport de la Banque Mondiale consacré au Maroc à l’horizon 2040.
Le Mémorandum établi par la Banque mondiale intitulé ʺle Maroc à l’horizon 2040ʺ, part du constat que le Maroc, au cours des quinze dernières années, a ʺréalisé des avancées incontestables, tant sur le plan économique et social que sur celui des libertés individuelles et des droits civiques et politiquesʺ ; et que grâce à ces avancées, le Maroc a pu enclencher un processus de rattrapage économique vers les pays d’Europe du sud (Espagne, France, Italie, Portugal).
Cependant, note le Mémorandum, le processus de convergence économique enclenché depuis 15 ans est relativement lent, notamment en comparaison de celui affiché par d’autres pays émergents qui ont réussi à combler leur retard de façon significative. En somme, le Maroc est sur la bonne voie, mais il avance à un rythme inadéquat.
À cet égard, les experts de la Banque mondiale cherchent, à travers ce document, à cerner les obstacles qui, de leur point de vue, ralentissent le processus de rattrapage économique en cours au Maroc, et à formuler, en conséquence, des recommandations en matière de politique économique et de réformes à entreprendre en vue de les surmonter.
Si l’on ne peut que partager le diagnostic de la Banque mondiale quant à la lenteur des avancées du Maroc sur la voie du développement socio-économique, l’on ne peut, par contre, être en ligne avec cette institution sur les raisons qu’elle avance pour expliquer cette situation, ni sur les moyens qu’elle préconise pour s’en sortir qui à notre sens manquent, le plus souvent, de cohérence et de pertinence.
Il convient au préalable, de relever que les politiques économiques suivies par le Maroc sont dans une large mesure dictées ou du moins inspirées, depuis 1983, année du déclenchement de la crise de la dette dans ce pays, par les institutions de Bretton Woods formées du tandem Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale.
Certes, le Maroc qui était pratiquement en situation de cessation de paiement vis-à-vis de l’extérieur en 1983, est parvenu, à la fin de la période d’ajustement structurel en 1993, à rétablir la viabilité de sa balance des paiements et à ramener à un niveau soutenable son déficit budgétaire. De même les réformes engagées notamment avec la Banque mondiale, contribuèrent grandement à une plus grande ouverture de l’économie marocaine sur l’extérieur, à sa modernisation, au renforcement de sa capacité à faire face à la concurrence et aux chocs extérieurs, et à la doter d’un système financier et bancaire solide et performant.
Cependant, le Maroc ne retrouva pas le chemin d’une croissance vigoureuse et pérenne à même de lui permettre de réussir son décollage économique, et continua à végéter en bas de tableau en matière d’indice de développement humain, par rapport à des pays de niveau de développement comparable.
Cette difficulté pour le Maroc à émerger économiquement, est, en grande partie, à notre sens, imputable aux limites des politiques économiques d’inspiration néolibérale suivies par ce pays sous les injonctions et les recommandations des institutions de Bretton Woods, et dont les maîtres mots sont dérégulation, désengagement de l’État, privatisation et ouverture des marchés.
Le rôle économique de l’État
En effet, ces politiques dévalorisent le rôle moteur que se doit d’assumer l’État dans la phase du décollage économique des pays en développement, à l’instar de ce que fut le cas des pays européens actuellement développés, des Etats-Unis, du Japon et plus récemment des pays du Sud-Est asiatique.
Le décollage économique d’un pays ne peut résulter que d’un effort collectif, de la mobilisation forte de citoyens motivés, donnant le meilleur d’eux-mêmes pour sortir leur pays du sous-développement, et c’est au niveau de l’État que cette volonté collective trouve son expression et sa traduction en orientations appropriées et actions concrètes. En somme, le décollage ou l’émergence économique d’un pays, aboutissement d’une volonté politique collective, est, avant tout, une affaire de l’État.
Bien sûr, le rôle moteur à assumer par l’État sur le plan socioéconomique dans les pays en développement, devra aller en s’atténuant à mesure que ces pays se développent et leur secteur privé se renforce et devient plus compétitif. Car il ne faut pas perdre de vue que la chute du mur de Berlin a scellé définitivement la faillite de l’économie dirigée ou étatisée, et a consacré la prééminence de l’économie de marché qui, cependant, ne signifie nullement, comme on peut le constater actuellement dans les pays développés, l’exclusion de l’État du champ économique.
L’Administration publique et les institutions de Bretton Woods :
L’administration publique étant l’instrument par excellence de l’intervention étatique, il fallait à tout prix, du point de vue des institutions de Bretton Woods, réduire son envergure quitte à voir du sureffectif là où il n’y en a pas, limiter son champ d’action et réduire son coût, au détriment de la qualité des services rendus aux citoyens. Ainsi, tout au long de la période de l’ajustement structurel, le FMI n’a cessé de prescrire dans le cadre des accords de confirmation, la limitation des recrutements et le gel des salaires.
L’une de ses principales recommandations aux autorités marocaines à la fin de la période de l’ajustement structurel fut, au mépris de toute rationalité économique alors que des secteurs publics importants comme la santé, l’éducation nationale, la justice, la sûreté nationale, accusaient – et accusent toujours – un déficit flagrant en ressources humaines, de réduire progressivement la taille de la fonction publique pour permettre, soi-disant, une réorientation des dépenses vers l’infrastructure et les secteurs sociaux.
Cette situation ne fera que s’aggraver suite à la désastreuse opération de départs volontaires et anticipés à la retraite que les autorités marocaines furent amenées à engager en 2005, devant l’insistance persistante du FMI et de la Banque mondiale sur le niveau jugé ʺexcessivement élevéʺ de la masse salariale et le ʺsureffectifʺ supposé de la fonction publique, et qui priva l’administration, les universités et les hôpitaux publics de ressources humaines expérimentées et compétentes dont ils avaient – et ont toujours – cruellement besoin, en plus de son coût exorbitant pour les finances publiques.
Comment s’étonner, alors, du faible rendement des investissements publics au Maroc, que relève à juste titre le présent Mémorandum, du moment que l’État s’est privé, sur recommandations du FMI et de la Banque mondiale, des moyens humains et matériels nécessaires à la pleine réussite de son action sur les plans économique et social .
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Opposition secteur public/ secteur privé
Alors qu’ils préconisent de renvoyer l’État à ses fonctions régaliennes et de couper les ailes de l’administration publique, les institutions de Bretton Woods s’attachent, par contre, à valoriser le secteur privé. En fait, il est inapproprié pour le cas du Maroc, pays qui a opté pour l’économie de marché depuis son indépendance, d’opposer secteur public et secteur privé. En effet, au Maroc et dans les pays en développement comparables, le niveau de performance et de compétitivité du secteur privé est nécessairement le reflet de la manière dont l’État assume son rôle de locomotive du développement.
Dans ces pays, là où l’État joue pleinement et avec compétence un rôle moteur dans le développement socioéconomique, émergent, nécessairement, une administration et un secteur publics performants et compétents et un secteur privé dynamique et compétitif, l’inverse restant vrai.
Le présent Mémorandum ne déroge pas à la règle
Le Maroc a donc, depuis au moins 1983, suivi des politiques économiques en ligne avec les recommandations et les prescriptions des institutions de Bretton Woods, qui ne manquent pas, de leur côté, de lui adresser régulièrement des satisfécits à ce titre. La Banque mondiale, à travers ce Mémorandum, reconnaît, indirectement, que ces politiques d’inspiration néolibérale ne sont pas de nature à permettre au Maroc de réussir son émergence économique.
Le dépassement de cette situation passe nécessairement, par le réexamen des fondements doctrinaux de telles politiques, exercice que la Banque mondiale se trouve incapable d’effectuer par elle-même. Aussi ses recommandations au Maroc pour changer de modèle de croissance ne peuvent déroger à la règle et demeurent fondamentalement d’essence néolibérale. Elles ne feront que perpétuer la situation présente, sinon l’aggraver.
En effet, tout en mettant en avant le développement du capital humain et social, les experts de la Banque mondiale recommandent à l’État marocain en vue du changement de modèle de croissance, de centrer son action sur ses fonctions régaliennes, d’intégrer davantage l’économie mondiale, de réduire les coûts de fonctionnements de l’administration par un meilleur contrôle des effectifs et de la masse salariale, ce qui revient à répéter toujours la même antienne, sorte de profession de foi néolibérale.
Demander à l’État d’investir dans des secteurs sociaux dont les moyens de fonctionnement, tant humains que matériels, sont notoirement insuffisants, tout en l’invitant en même temps à réduire ces moyens, c’est manifestement, à notre sens, faire preuve d’incohérence.
Les rédacteurs du Mémorandum, dans leur peu de considération pour tout ce qui touche au secteur public, vont même jusqu’à recommander aux autorités marocaines de lancer ʺune réflexion plus globale et stratégique sur la notion même de fonction publique au XXIème siècleʺ. Une telle recommandation peut, à la limite, revêtir un certain intérêt pour des pays développés avancés, qui cherchent à repenser le rôle socioéconomique de l’État, par contre pour un pays comme le Maroc qui peine à réussir son émergence économique, une telle recommandation équivaut à un appel au démantèlement de la fonction publique, au moment où il a instamment besoin de constituer une administration publique moderne, performante, constituée de véritables agents du développement pénétrés du sens de l’intérêt général.
À propos du plafond de verre
Les mêmes rédacteurs laissent supposer que le Maroc, à l’instar de nombreux pays en développement, se trouverait confronté à un «plafond de verre» dans son expansion, c’est-à-dire à des limites au développement largement invisibles et de l’ordre de l’immatériel. En fait, du moins pour le cas du Maroc, ces limites ne sont invisibles que pour ceux dont les ʺœillères idéologiquesʺ empêchent de voir la réalité des choses. Comme nous l’avons signalé plus haut et tâché de le démontrer, ces limites se confondent avec celles des politiques économiques d’inspiration néolibérales. L’émergence économique du Maroc passe nécessairement, en conséquence, par sa capacité à s’affranchir de l’emprise des dogmes néolibéraux sur sa politique économique, et ce, en liaison étroite avec l’approfondissement de son processus de démocratisation.
En renforçant ainsi, son assise intérieure, sur les plans économique, social et politique, le Maroc sera, mieux apte à assumer pleinement, au sein d’un monde arabe en perte de repères, le rôle d’éclaireur sur le chemin de la démocratisation et l’insertion dans la modernité, auquel son histoire, sa position géostratégique, ses options démocratiques, ses relations privilégiées avec d’un côté l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique et de l’autre, les États arabes du Golfe détenteurs de la manne pétrolière, ainsi que son ouverture sur d’autres puissances comme la Russie et la Chine, le désignent particulièrement. Il aura dans le même temps renforcé son rôle de facteur de stabilisation et de modèle de coopération Sud-Sud dans ses relations avec les pays africains sub-sahariens, où les entreprises marocaines contribuent déjà, avec dynamisme, au développement de ces pays.
Il sera également en mesure de contribuer plus activement, au plan mondial, à la réforme du système financier international, en vue de l’édification d’un monde plus juste, moins inégalitaire, plus respectueux de l’environnement et où le fléau de l’extrême pauvreté aura quasiment disparu.
Voilà un vaste et grandiose projet pour le Maroc, sa classe politique et ses élites sauront-elles faire preuve de clairvoyance, de compétence et d’intelligence pour le mener à bien ?
Kabbaj Mohamed
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1 Sur ce point précis, la tentation est grande d’appliquer à la Banque mondiale, dans ses relations avec le Maroc, l’adage : ʺIl vend le singe et se moque de celui qui l’a achetéʺ.